Vertosan: le témoignage détaillé d’une célèbre journée de batailles de reines
Monter dans le vallon de Vertosan demande d’abord de s’élever, jusqu’au village de Vens et puis au col de Joux. Le chemin boisé nous introduit à ce monde autre: comme dans la plupart des récits de croyance (pensons au petit chaperon rouge!), la forêt joue ce rôle de séparation entre le monde habité et le monde des terres hautes, régi par les forces surnaturelles, avec lesquelles l’homme qui vit dans les alpages a appris à composer: l’impact des intempéries, des maladies du bétail, des accidents est plus dur là-haut (“La grande peur dans la montagne” de Charles-Ferdinand Ramuz nous le fait découvrir dans un cadre romanesque).
Un monde à part
Il y a fort longtemps, difficile de déterminer une date, les conflits et les rivalités des hommes ont commencé à se résoudre par vaches interposées. Et les conversations foisonnent de récits de batailles de reines, aujourd’hui comme dans les temps passés.
Il est vrai que Vertosan est une belle synthèse de persistances anciennes et d’intégration du nouveau. Ici, l’alliance de l’homme avec la nature a du durable. Il y avait, raconte-t-on, un Valaisan qui avait fait trente estives dans la combe de Vertosan: depuis sa vallée de Bagnes natale, il passait le Grand-Saint-Bernard et puis le col Citrin, une fois en hiver, seul, pour marchander les vaches à inalper et puis au début de l’été, avec toute sa famille. Si ce personnage garde sa part de légendaire, son exploit n’est plus un record. Nous avons rencontré Attilio Yeuilla de Pollein à l’alpage de Bettex, avec une bonne partie de sa famille, qui en est à sa 47ème campagne, et Donato Martinod, qui fête cette année sa 55ème estive à l’alpe de Jovençan!
Une bataille historique
Nous avons un témoignage détaillé d’une célèbre journée de batailles de reines, probablement la plus ancienne consignée dans une page écrite. L’auteur de ce chef d'œuvre poétique est l’abbé Jean-Baptiste Cerlogne: les douze strophes du poème constituent une mine foisonnante de détails sur la vie à la montagne (la nourriture, la vie des mayens, les modes vestimentaires, l’organisation des alpages de Vertosan, l’élevage des vaches), mais également une chronique saisissante d’une bataille d’alpage datant de plus d’un siècle et demi. Et par moments le talent de Cerlogne nous livre des vers poétiques d’une rare intensité: d’abord le public, décrit dans sa trépidation, puis un mugissement marque le début du combat: notre regard se tourne vers les vaches… on plonge dans le silence, tout le monde retient son souffle… De gros plans sur le blanc des yeux, sur l’échine grasse, sur le gros front noir évoquent une technique narrative très moderne, presque cinématographique: la langue de Cerlogne donne vie aux deux lutteuses sous nos yeux, comme une caméra muette qui capterait le moindre indice révélateur de l’extrême tension des instants précédant l’attaque décisive. Nous sommes en 1858, probablement le 25 juillet, lo dzor de la Revenna, où les vaches des trois alpages du Breuil, du Fra et de Jovençan (rien que ces trois-là et pas les autres des alentours!) se défient solennellement. Il s’agit d’une tradition consolidée qui nous renvoie à un passé lointain, puisque le poète souligne que l’événement a lieu toutes les années: comme cen se feit tseut le-s-an. Les propriétaires de ces terres hautes étaient traditionnellement des familles de Saint-Nicolas et notamment des habitants du village de Vens, et le terrain sur lequel s’affrontaient les vaches était un commun, donc une propriété collective de ces trois alpages. Sur ce même terrain une importante foire au bétail avait lieu dont les coman, c’est-à-dire les anneaux de fer plantés dans les troncs de quelques mélèzes sur le périmètre du pré, sont le dernier témoignage tangible.
Quand les cols étaient au centre des échanges
Ces récits nous renvoient à une époque où les routes, et donc les grands commerces et les éminences politiques et religieuses, passaient par les cols et les localités situées le long de ces routes jouaient un rôle crucial. Les richesses gravitaient autour des cols et des alpages. Production et commerce, comme de nos jours, mais en inversant le rapport plaine-montagne. Les premières écoles sont nées en altitude, ce qui prouve bien que les richesses ne faisaient pas que circuler, mais qu’elles étaient partiellement contrôlées par les populations des terres hautes.
Magie de Vertosan
À Vertosan nous avons recueilli aussi le témoignage précieux de Denise Marcoz qui gère un bar restaurant au cœur du vallon. L’année dernière, la structure créée par ses parents a fêté ses 50 ans. Des premières années, elle rappelle l’étroite cohabitation avec les vaches qui dormaient juste à côté de l’établissement. En outre, la cave à fontines de l’alpage du Trontsé était à l’arrière du restaurant: les meules arrivaient à dos d’âne. Les enfants présents sur les alpages étaient nombreux au point qu’une festa dei pastorelli avait été instituée, tandis que les touristes étaient encore discrets, probablement plus épris de modernité que de paysages naturels. Néanmoins, le choix de proposer les produits locaux a fait son chemin au cours d’un demi-siècle et maintenant la qualité des aliments, les filières courtes et le respect du territoire et de ses habitants sont des valeurs de plus en plus recherchées et partagées.
Autant de réussites dans un cadre si beau et paisible n’auraient pas pu être atteintes sans la réunion de nombreux facteurs, premier parmi d’autres le rôle de ces femmes à l’esprit incroyablement libre et ouvert (l’alpage auparavant c’était l’affaire des hommes) qui avec leurs maris ont accepté le défi de passer des étés loin du modèle courant en élevant les enfants en altitude, à l’air libre et dans une relation privilégiée à la montagne.